Dans le paysage africain des chaînes d’approvisionnement, en pleine mutation, peu de leaders incarnent aussi fortement l’innovation, la résilience et la vision que Sehinde Afolayan, PDG et cofondateur de Haul247. Issu du secteur agricole et du négoce de matières premières, Sehinde a été témoin direct des inefficiences systémiques qui freinent les entreprises africaines — des pertes post-récolte aux coûts élevés d’une logistique fragmentée. De ces difficultés est née Haul247, une plateforme logistique et d’entreposage pilotée par la technologie, conçue pour transformer la circulation des biens à travers le continent.
Au cœur de son travail se trouve une mission : intégrer des technologies intelligentes dans la chaîne d’approvisionnement africaine afin de permettre une visibilité en temps réel, une meilleure utilisation des actifs et des connexions fluides entre expéditeurs, transporteurs et entrepôts. Au-delà de la résolution des goulets d’étranglement opérationnels, Sehinde défend un modèle qui équilibre croissance et confiance, évolutivité et fiabilité, innovation et pragmatisme — des qualités qui valent à Haul247 d’être reconnu comme un catalyseur du commerce régional et de la croissance économique.
Dans cet entretien avec Carlos Kpodiefin, rédacteur en chef de LogisT Africa, Sehinde partage sa vision de l’avenir de la logistique africaine, le rôle de la visibilité dans l’efficacité des chaînes d’approvisionnement, et la manière dont Haul247 se positionne comme colonne vertébrale du commerce intra-africain dans le cadre de la ZLECAf. Des leçons tirées de l’agriculture au déploiement de solutions technologiques à l’échelle continentale, son point de vue offre à la fois une lecture lucide des défis actuels et une vision inspirante de ce qui se profile.
1. Qu’est-ce qui vous a inspiré à créer Haul247, et en quoi vos premières expériences dans l’agriculture et le négoce de matières premières ont-elles influencé ce projet ?
Je ne m’étais pas destiné à travailler dans la logistique ; ma formation de base est l’agriculture, que j’ai étudiée à l’université. Mais dès que j’ai commencé à commercer des matières premières, les failles du système sont devenues impossibles à ignorer. J’ai vu de mes propres yeux comment des récoltes entières pouvaient être perdues faute de stockage adapté ou à cause de retards de ramassage.
Un moment décisif fut celui où une livraison ratée de 100 tonnes de sorgho jaune a pourri, privant un agriculteur de ses revenus et me faisant perdre un client. Cet incident a révélé un problème plus profond : l’obstacle majeur n’était pas la production, mais bien la logistique. Cette prise de conscience fut l’acte de naissance de Haul247.
2. Comment décririez-vous l’état actuel de la visibilité logistique au Nigeria, et pourquoi est-ce un facteur si critique pour l’efficacité de la chaîne d’approvisionnement ?
La visibilité logistique, c’est simplement la capacité à suivre les marchandises en temps réel — savoir où elles se trouvent, dans quel état, et quand elles arriveront. Elle crée de la transparence entre expéditeurs, transporteurs, entrepôts et utilisateurs finaux, réduisant l’incertitude et permettant des décisions plus intelligentes et fondées sur les données.
Au Nigeria, le manque de visibilité est un frein majeur à l’efficacité. La logistique absorbe 20 à 25 % du PIB, contre 7 à 10 % en Europe, principalement à cause de systèmes opaques qui entretiennent les inefficiences. En améliorant la visibilité, nous pouvons réduire les coûts, les retards et les pertes, tout en bâtissant un réseau transparent qui renforce à la fois la compétitivité et la croissance.
3. Quels sont les principaux obstacles qui empêchent les entreprises d’atteindre une visibilité en temps réel sur l’ensemble de leur chaîne d’approvisionnement ?
Le premier obstacle est la dépendance aux systèmes basés sur le papier. En 2023, l’adoption moyenne de mesures de commerce sans papier en Afrique n’était que de 55,6 %, bien en dessous de la moyenne mondiale (72 %). Cela limite l’échange numérique de données essentielles (expédition, douanes, dédouanement), et rend difficile la capture d’informations en temps réel indispensables à l’efficacité opérationnelle et à la prise de décision. Des plateformes fragmentées et un manque d’interopérabilité empêchent aussi le partage fluide des données entre fournisseurs, transporteurs et entrepôts, créant des zones d’ombre dans la chaîne logistique.
Un autre défi clé est la connectivité numérique. En 2024, le taux de pénétration de l’internet mobile en Afrique subsaharienne atteignait seulement 27 %, avec un écart d’usage d’environ 60 %. Le coût élevé des données et des appareils limite l’accès, surtout en zones rurales, excluant les petits exploitants agricoles. Pour surmonter ces obstacles, les outils doivent être conçus mobile-first, fonctionner hors ligne et se synchroniser automatiquement dès qu’ils se connectent.
La visibilité en temps réel ne doit pas être un luxe, mais une fonctionnalité de base de la logistique en Afrique, appuyée par des systèmes standardisés, des API ouvertes et des outils adaptés aux réalités locales.
4. Comment la technologie de suivi de Haul247 fournit-elle des informations exploitables plutôt que de simples données brutes de localisation ?
Nous considérons les données comme l’infrastructure de base de la logistique, et non comme un simple sous-produit opérationnel. Nous intégrons des technologies qui prédisent, optimisent et orchestrent, pour obtenir des gains tangibles.
Notre approche inclut :
- Optimisation des itinéraires : usage de données géospatiales et historiques pour déterminer les trajets les plus efficaces.
- Analytique prédictive : suivi des performances de livraison, des retards de trajets, des conditions météo, et analyse des fréquences de commandes clients pour anticiper la demande et les risques.
- Moteur d’appariement des charges : affectation précise des cargaisons au véhicule le plus adapté, selon type, destination, poids et urgence.
- Suivi numérique des commandes et inventaires : mise en place de bons de livraison électroniques, preuves de livraison et délais de paiement rationalisés.
- Tableaux de bord de performance : accès en temps réel aux indicateurs clés (rotation des camions, précision des livraisons, temps de séjour en entrepôt, coût par tonne-kilomètre) pour permettre aux clients de prendre des décisions éclairées.
5. Les infrastructures du Nigeria — routes, ports, stockage — restent des goulets d’étranglement connus. La technologie peut-elle compenser ces lacunes, ou existe-t-il une limite à ce que les solutions numériques peuvent accomplir sans investissements parallèles dans les actifs physiques ?
La technologie peut atténuer une partie des problèmes d’infrastructure au Nigeria, mais elle n’est pas une solution miracle. Par exemple, les retards dans les ports nigérians atteignent 10 à 14 jours, contre 3 à 5 jours dans les marchés développés. Les mauvaises routes entraînent des pertes allant jusqu’à 30 % des denrées périssables avant leur arrivée chez les consommateurs.
Des outils numériques comme l’optimisation des itinéraires, le suivi en temps réel et l’analytique prédictive peuvent réduire ces pertes en améliorant la planification, en réorientant les flux pour contourner les goulots d’étranglement et en optimisant l’utilisation des flottes. La technologie accroît aussi la transparence des chaînes d’approvisionnement fragmentées.
Cependant, les limites existent : les routes dégradées, le manque de chambres froides et les ports saturés ne peuvent pas être résolus uniquement par des logiciels. Pour obtenir des améliorations durables, l’adoption numérique doit aller de pair avec des investissements dans les réseaux de transport, les capacités de stockage et la modernisation portuaire.
6. Comment Haul247 assure-t-il la fiabilité du service pendant les périodes de forte congestion, comme les retards portuaires ou les pics saisonniers ?
Fort de notre expérience multisectorielle, nous avons affiné nos solutions pour relever ces défis. Notre approche repose sur trois volets :
- Offrir aux clients un suivi en temps réel et des analyses prédictives pour une meilleure planification et des réponses rapides.
- Proposer des solutions de stockage flexible et des modèles de livraison juste-à-temps, pour aligner l’offre sur la demande réelle.
- Fournir un tableau de bord intégré via notre pile technologique, pour une gestion logistique centralisée.
Au-delà de cela, nous co-construisons activement avec nos clients des solutions sur mesure : tableaux de bord personnalisés, plans de route, accords de niveau de service. Cette approche collaborative a consolidé notre statut de partenaire logistique de référence pour de grandes marques à travers le continent.
7. Que signifie “scaler” dans le contexte logistique nigérian, et en quoi cela diffère-t-il d’autres marchés africains ?
Au Nigeria, scaler signifie moins une expansion rapide qu’une réponse aux inefficiences systémiques. Réseaux de transport fragmentés, routes dégradées, pertes post-récolte atteignant 40 % pour les produits périssables : croître suppose de bâtir des opérations résilientes et adaptables, capables de gérer les complexités régionales tout en maintenant la qualité de service.
À la différence de marchés plus stables en infrastructures ou en régulation, scaler au Nigeria requiert de bâtir une relation de confiance profonde avec chauffeurs, clients, régulateurs et partenaires, en alignant la technologie sur les réalités locales : optimisation des itinéraires, gestion de la chaîne du froid, suivi en temps réel, conformité transfrontalière. La technologie est un facilitateur, mais les relations humaines, la connaissance locale et la flexibilité opérationnelle sont essentielles pour une croissance durable.
8. Comment concilier la croissance rapide du réseau avec le maintien de la qualité et de la confiance des clients ?
Chez Haul247, la croissance repose sur la transparence concernant nos capacités. Nous sommes intransigeants sur nos standards de service : chaque client doit recevoir un appui logistique fiable et constant. Croître, ce n’est pas seulement ajouter des routes ou des partenaires ; c’est croître de façon responsable, avec des systèmes qui garantissent l’excellence opérationnelle.
Cela suppose parfois de refuser un contrat ou de suspendre un partenariat si nous ne pouvons pas garantir la qualité. Paradoxalement, ces choix renforcent la confiance des clients : ils voient que nous plaçons la fiabilité et l’intégrité au-dessus des gains à court terme. Dans un marché où la confiance est un différenciateur clé, cette approche est cruciale pour bâtir des relations durables.
9. Comment la ZLECAf influence-t-elle votre stratégie d’expansion régionale pour les 3 à 5 prochaines années ?
La ZLECAf a fondamentalement transformé le paysage commercial africain, en créant un marché unique de 1,3 milliard de personnes et un PIB combiné de 3 400 milliards de dollars. Depuis cinq ans, elle favorise la réduction progressive des droits de douane, l’harmonisation des réglementations commerciales et la simplification douanière.
En 2024, le commerce intra-africain atteignait 208 milliards de dollars, soit +7,7 % par rapport à l’année précédente, preuve d’une intégration régionale qui progresse malgré des contraintes logistiques et réglementaires.
Chez Haul247, nous voulons être un acteur clé de ce potentiel, en bâtissant un réseau logistique panafricain facilitant les flux transfrontaliers. Nous développons déjà des corridors en Afrique de l’Ouest et visons une expansion vers d’autres pays africains ainsi que le Moyen-Orient.
Notre plateforme évolue pour simplifier le commerce transfrontalier grâce au support documentaire, aux entrepôts régionaux et aux contrôles de conformité. En digitalisant ces flux, nous donnons aux PME et aux industriels un accès élargi aux marchés. Notre ambition : devenir le principal prestataire logistique du commerce intra-africain, en synergie avec la ZLECAf.
10. La faible utilisation des actifs est un problème courant. Comment votre modèle intelligent d’appariement camion-entrepôt y répond-il ?
L’utilisation insuffisante des actifs est un défi majeur, surtout dans le mid-mile. L’Afrique dispose de moins de camions qu’ailleurs, mais ceux-ci effectuent aussi moins de trajets mensuels qu’en Europe ou en Asie, faute d’une demande constante et d’itinéraires optimisés. Les entrepôts, eux, sont souvent sous-utilisés ou mal localisés hors des grands pôles de consommation.
Notre modèle intelligent repose sur une intégration transport-entrepôt sur une même plateforme. En utilisant la prévision de la demande et l’optimisation des itinéraires, nous maximisons l’utilisation des actifs et réduisons le gaspillage. Par exemple, en reliant un entrepôt de Kano à des livraisons sortantes vers Oyo, nous réduisons les retours à vide et accélérons les délais.
Résultat : baisse des coûts logistiques de 30 % pour nos clients, amélioration de la fiabilité des livraisons, et gains d’efficacité bénéfiques à l’économie.
11. Pouvez-vous donner un exemple concret où vos solutions intégrées mid-mile ont amélioré l’efficacité d’un client FMCG ou agricole ?
Un client FMCG opérant à Lagos, Ibadan et Port Harcourt a réduit ses retours à vide de 30 % et ses délais d’entreposage de 40 % en seulement trois mois après son intégration à notre plateforme. Grâce à la consolidation des itinéraires, l’optimisation du chargement et la synchronisation des inventaires, il a gagné en rapidité, réduit les actifs inutilisés et renforcé la fiabilité du service.
De même, une multinationale des boissons a connecté ses opérations portuaires à son réseau de distribution régional via notre intégration mid-mile. Bilan : 32 % d’économies logistiques, une meilleure prévisibilité des livraisons et une réduction des ruptures de stock.
12. Comment incitez-vous les petits propriétaires de camions et exploitants d’entrepôts à adopter votre technologie, surtout dans un secteur informel souvent réticent ?
Plus de 90 % des opérations logistiques au Nigeria sont informelles. Beaucoup d’opérateurs sont méfiants vis-à-vis des plateformes digitales, par manque de compétences technologiques ou par crainte des coûts.
Pour lever ces freins, nous proposons des solutions mobiles, intuitives, fonctionnant hors ligne et à faible coût. Nous montrons les bénéfices concrets : réduction des kilomètres à vide, amélioration de l’utilisation des actifs jusqu’à 25 %, transparence accrue des paiements.
Nous investissons aussi dans la formation et la confiance : ateliers pratiques, ambassadeurs locaux, incitations financières. En combinant accompagnement et données tangibles, nous favorisons une adoption progressive et durable.
L’enjeu est moins d’« imposer » la technologie que de montrer son impact direct sur les revenus.
13. À mesure que Haul247 s’étend, quelles capacités technologiques seront essentielles pour rester compétitif ?
Notre modèle asset-light nous donne un avantage : au lieu de posséder une flotte, nous agrégeons la capacité de tiers et propriétaires indépendants, en rapprochant l’offre et la demande en temps réel. Cela nous permet de croître rapidement, même dans des environnements contraints.
Grâce à l’optimisation intelligente, les camions de notre plateforme effectuent jusqu’à 28 % de trajets mensuels supplémentaires par rapport à la moyenne sectorielle. Résultat : meilleure efficacité logistique et plus de revenus pour nos partenaires transporteurs.
En libérant les capacités dormantes, ce modèle s’avère scalable même dans les marchés restreints.
14. Quelle est votre vision d’un réseau logistique panafricain pleinement intégré, et où en sommes-nous ?
Notre vision repose sur trois piliers : harmonisation des infrastructures, simplification réglementaire et coordination logistique.
En trois ans, nous avons démontré au Nigeria que notre modèle asset-light fonctionne, en intégrant transport, entrepôts et technologie pour réduire les inefficiences. L’étape suivante est la réplication dans d’autres marchés africains, avec la ZLECAf comme cadre d’intégration.
Mais pour y parvenir, il faut des investissements dans les corridors de transport, les systèmes douaniers numériques et les procédures de guichet unique.
Notre rôle, aux côtés des autres acteurs privés, est de bâtir des réseaux fiables alignés sur ces ambitions.
15. Si vous pouviez changer une politique ou une réglementation demain pour améliorer la logistique au Nigeria, laquelle serait-ce ?
Je digitaliserais l’ensemble du système logistique. Trop de temps est encore perdu avec des documents papier, des validations manuelles et des autorisations obsolètes.
Avec des bons de livraison électroniques, des douanes automatisées et des contrôles numériques, on passerait de plusieurs jours à quelques heures de délais, libérant des milliards en gains d’efficacité.
Mais cela n’aurait d’impact que si les standards sont harmonisés à l’échelle africaine et alignés sur la ZLECAf. Un camion Lagos–Accra ne devrait pas gérer cinq jeux de papiers différents. Un seul protocole numérique interopérable transformerait le secteur du jour au lendemain.
16. À quoi ressemblera le paysage logistique africain en 2030, et quel rôle jouera Haul247 ?
L’avenir de la logistique est prédictif. Ceux qui sauront anticiper la demande grâce aux données, optimiser les routes et améliorer la qualité du service seront les leaders.
Haul247 sera un catalyseur de l’innovation logistique, au Nigeria, en Afrique et au-delà.
Nous voulons démocratiser l’accès aux marchés, permettre des politiques publiques et investissements fondés sur les données, réduire les pertes post-récolte et bâtir un système alimentaire résilient.
17. Qu’est-ce qui vous motive le plus à relever ce défi complexe ?
Ce qui me motive, c’est l’idée que chaque camion optimisé, chaque entrepôt mieux utilisé, chaque tonne de denrées sauvée contribue directement à la prospérité africaine.
Nous ne faisons pas que déplacer des marchandises : nous déplaçons des opportunités. Et c’est cela qui rend ce voyage passionnant.